Début de l’automobile: Un médecin se penche sur la griserie de la vitesse
Les médecins aussi suivirent de près les débuts de l'automobile. Pas toujours avec objectivité car ils faisaient partie des nantis qui pouvaient s'offrir ces coûteux engins. La première réaction du corps médical avait été de voir dans la vitesse un danger suprême, l'être humain risquant ni plus ni moins de se désintégrer. Ce mur mortel se situait aux environs des 60 km/h vers 1895, un seuil rapidement (c’est le cas de le dire) passé par des fous qui restèrent vivants et entiers.
Un savant allemand, le Dr Nass, étudia alors les réactions d'un "sportman" qui avait roulé à 60 km/h et même plus. Voici sa description du phénomène:
"Dans les moments de course effrénée, l'esprit est comme enveloppé d'un brouillard, comme plongé dans une ivresse très agréable qui incite à se lancer encore plus vite et à devenir toujours plus insoucieux des suites possibles de ce qu'on fait. La sensation de courir à une vitesse insensée est ravissante, mais en même temps de nature maladive. C'est une sorte d'ivresse qui excite et apaise les nerfs à la fois. Le coureur, fouetté à la figure par l'air ambiant, se croit dans un rêve; un sentiment de domination s'impose à son esprit; il se sent l'âme d'un autocrate et tient pour peu de chose l'humble piéton".
Le Dr Nass attribue ce délire momentané à « l'irrégularité de l'afflux du sang dans le cerveau et aux circonvolutions de la lymphe dans le labyrinthe de l'oreille interne. Il se produit, par le fait de la vitesse, des oscillations dans cet organe dont on connaît l'importance au point de vue de l'équilibre. La circulation du sang est atteinte, et de là proviennent de légers troubles dans la clarté de l'esprit, en un mot, le chauffeur n'a pas toute sa connaissance. Et ce trouble est augmenté par la résistance de l'air, par la poussière, par la chaleur malsaine produite par les vêtements de cuir. De plus, quand on porte des lunettes protectrices, l'œil est soumis, pour mieux voir, à une tension nerveuse qui aggrave encore la situation. Ajoutez, de plus, la vigilance exigée par les roues de direction, le maniement des clefs et manettes. Tout cela réuni arrive à produire une sorte de brume dans le cerveau. Cette ivresse est agréable et présente quelque analogie avec celle de l'escarpolette ou d'une petite dose d'alcool. En augmentant, elle détruit peu à peu le sentiment de responsabilité, celui de la conservation; mais surtout les êtres vivants et les choses inanimées deviennent de plus en plus indifférents au chauffeur exposé à la crise de la vitesse. La justesse des observations du Dr Nass nous frappe d'autant plus que cette ivresse de la vitesse n'est pas spéciale à l'automobilisme: le bicycliste l'éprouve au cours d'une longue descente, et le chauffeur d'une locomotive, lorsque voulant regagner le temps perdu, il lance sa machine à toute vapeur ».
Commentaire extrait de la revue "Les sports modernes". Le dessin de Weiluc, illustrateur français, de son vrai nom Lucien Henri Weil (1873-1947) n’était pas lié au commentaire.